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jeudi 4 juin 2009

Le théâtre et la répétition

Notre quotidien de couple à Rosemarie et moi est un quotidien plutôt classique. Classique comme dans littérature classique dans la mesure où notre conversation est stuffée (jam packed) de citations ramassées un peu partout. Rosemarie et moi, nous nous parlons en citations comme Thomas d’Aquin pensait en phrases d’Aristote; nous nous sommes construit un florilège d’auctoritas ironiques, c'est-à-dire un répertoire de phrases figées qui fonctionnent pour à peu près toutes les occasions. Ces petites phrases nous permettent même de parler lorsqu’il n'y a plus rien à dire, un peu comme Montaigne devant la mort citant Cicéron, sauf que nous c'est devant la télé et que la phrase vient du Dîner de cons, ou d’Elvis Gratton, ou de Mononc’Serge. Et il y a même des jours où, vraiment, on fait un petit détour juste pour ploguer une phrase, juste pour aller chercher le « je parle fort et je ne suis pas ridicule! » de La face cachée de la lune ou le « moé quand mon char est pété, ej marche! » de la séquence avec Jean-Luc Mongrain sur Youtube. Un soir qu’on était sur le party, on s’est même fait un DVD compilation avec toutes nos répliques. Il y avait plein de films sur le plancher et on se les passait en les copiant, c’était un hostie de beau moment.

Or, dans notre répertoire, il y a tout un chapitre avec des phrases de Matroni et moi. Et puis quand on a su qu’il y aurait une reprise au National, on s’est dit « fuck, on y va ». Le soir du spectacle, on était vraiment excités, on marchait vite jusqu’au théâtre (ç’a été d’ailleurs l’occasion de sortir « là, faut les affaires roulent ») et quand la pièce a commencé on était dedans comme dans un show de musique, et c'est là où je voulais en venir : nous avons vécu l’expérience de cette pièce de théâtre exactement comme quand on va voir un show de bon pop, sauf qu’au lieu du disque c'est le film qu’on a écouté et réécouté, et qu’au lieu des chansons qu’on aime, c'est les répliques. On trépignait sur nos sièges quand on en voyait venir une, on se donnait des petits coups de coude et puis là, Bob sortait « vas-tu coucher à ton univarsité? » ou Gilles sortait « on est dans l’univers abstrait des routes » et là Matroni arrivait avec « j'ai-tu l’air d’un bibliothécaire? » et « je parle pas italien! je parle pas italien! » Quel délire!

L’analogie avec un show de musique n'est pas aussi bâtarde qu’on pourrait le penser. Ces répliquent nous habitent d’une manière musicale, comme une chanson qui nous reste dans la tête. Elles ne s’imprègnent pas dans notre cerveau simplement parce qu’on les a trouvées amusantes, on en tombe en quelque sorte amoureux parce qu’elles représentent quelque chose de nous. Elles constituent une sorte de matériau dans lequel se trouve fixé un rapport au monde, et recèlent parfois même secrètement quelque chose comme une aporie de notre existence, un aspect indépassable de notre condition devant lequel nous n’avons plus rien d’autre à faire que de répéter cette phrase, couvrant de notre rire l’impossibilité devant laquelle elle nous place. C'est ce qu’on se disait au sujet de Matroni et moi, Rosemarie parlait de cette fois où elle s’était jetée dans une ruelle pour défendre un de ses amis punks qui se faisait défoncer la face par des skins et moi je constatais que je serais probablement incapable d’en faire autant, pas parce que je suis un lâche, mais parce que devant ce genre de stress je me referme sur moi et le monde devient d’une complexité contemplative. Je parle pas italien! Je parle pas Italien!

On se disait aussi que si ces répliques ont pu nous faire une impression aussi puissante, ce n'est pas tant parce que la pièce a été adaptée au cinéma que parce qu’elle s’est trouvée fixée sur un support numérique qui a fait en sorte que nous avons pu y accéder à répétition, jusqu’à que cette répétition satisfasse l’envie de notre quotidien de se voir imprégné par la matière langagière de la pièce. Si je dis que ce n'est pas à cause de l’adaptation cinématographique que cette pièce nous a marquée, c'est parce que le cinéma produit rarement cet effet. Parce que c'est un média de l’image avant tout, et un peu moins de la parole. Les adaptations théâtrales au cinéma sont rares et difficiles, et demeurent un genre marginal aujourd’hui au Québec où le silence contemplatif de grands films comme Gaz Bar Blues ou Continental, un film sans fusil a pris le dessus sur le cinéma de la parole des années 60. Mais nous ce qu'on aime, c'est les répliques rentre dedans et les morceaux de rhétorique à te scier en deux.

Mais ce cerveau avide de répétition n'est pas non plus adapté à l’expérience théâtrale comme elle se décline aujourd'hui où on tente de le marquer une seule fois, mais une grosse fois. Il faudrait trouver le bon moyen pour fixer cette matière langagière de manière à ce qu’elle soit disponible pour se la repasser en boucle, et il faudrait trouver le moyen vite parce qu’on passe à côté d’hosties de bonnes répliques et que je ne me vois pas retourner voir la même pièce dix fois juste pour satisfaire ma pulsion de répétition, et je ne me vois pas non plus me trouve illuminé par la lecture silencieuse de sa version imprimée chez Leméac ou ailleurs.

Ben câlife, le film a l'air d'être plus disponible, mais vous pouvez toujours le réserver à la bibliothèque nationale.

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